Tempus Fugit

Hurlevent, manoir de Bellerive

Intérieur jour, une des nombreuses chambres du manoir.



En cette fin d'après-midi, la jeune bateleuse est assise en tailleur sur son lit. Dans quelques minutes, elle doit passer voir Oliver, pour lui demander quelques conseils à propos de l'entretien des arbustes qui entourent l'enclos où sont parqués certains des animaux du domaine, pendant la nuit. Elle jette un petit coup d'oeil au sablier qu'elle a acheté récemment, plus une fantaisie qu'autre chose, elle pour qui le temps a toujours été une donnée assez abstraite, elle est tombée amoureuse de l'objet, simple en apparence, et raffiné par sa conception. Le sable multicolore dans son coeur lui procure un sentiment étrange, comme si son écoulement l'interrogeait sur son rapport au monde, depuis qu'elle a quitté la caravane de la Foire de Sombrelune pour s'installer (temporairement ?) en ville.


Haussant une épaule comme pour reléguer la réponse à cette question à une future introspection, elle détache son regard de l'objet. Car pour le moment, c'est une autre activité qui l'occupe ; Sur ses genoux, qui lui tiennent lieu d'écritoire, elle noircit les pages de son journal, qu'elle a beaucoup délaissé ces derniers temps. Probablement en raison des nombreux bouleversements que sa vie, déjà riche en rebondissements de toute sorte, a connu au cours des jours précédents.


A mesure que sa plume court sur la feuille, son esprit chemine dans la forêt de ses souvenirs ; ses pas la mènent le long d'un petit sentier délicieusement ombragé, bordé par de majestueux arbres dont elle connait désormais bien le feuillage, composé de milliers de mots, portés par des branches qui se meuvent au gré d'intentions parfois droites, souvent pleine de circonvolutions, dessinant une ramure dans laquelle se faufile avec malice le petit vent du destin. Le tout compose un entrelacs végétal qui lui tient lieu autant de firmament que de refuge quand elle en éprouve le besoin.


Sourire aux lèvres, sa main passe sur le tronc de certains d'entre eux, prenant plaisir à sentir la force intérieure qui soutient de telles merveilles. Ailleurs, elle se désole d'en découvrir d'autres à la silhouette plus torturée, le tronc fendu sous l'armure végétale, les branches basses qui se penchent vers elle, comme pour la toucher, la caresser ou la griffer... Malgré les racines apparentes, elle garde le pied léger et la démarche souple, évitant les croc-en-jambes quand son regard continue à se perdre dans les frondaisons...


Car finalement, plus encore que la compagnie de ces arbres, ce sont leurs fruits, parfois isolés, parfois serrés en grappes lourdes sous des branches qui ploient sous l'exubérance naturelle, qu'elle vient cueillir. Ces fruits si variés, par la forme, la couleur, le poids, mais surtout l'arôme qu'ils exhalent, nourrissent son âme, et l'inspiration qui grandit en son sein. Et si cette dernière est généreuse par nature, dispensatrice de bienfaits et pourvoyeuse de plaisir autant que d'exaltation, elle se révèle aussi toujours plus gourmande et insatiable ; C'est elle qui, de plus en plus souvent, guide la main de la jeune femme, l'invitant à cueillir les fruits les plus mûrs, mais parfois aussi les plus amers ou les plus verts, comme si les sentiments dont ils sont constitués pouvaient présenter des saveurs toujours plus extraordinaires, à même de la satisfaire, sans jamais la rassasier vraiment.


Quelques pas encore, et elle se retrouve sous les frondaisons qu'elle cherchait alors. L'arbre présente un bel aspect d'ensemble, un tronc solide, des branches qui partent dans toutes les directions, des feuilles et des fleurs à profusion. Celles-ci répandent dans l'air environnant un parfum sucré, doux et un peu entêtant. C'est cet aspect des choses qui a exercé sur elle cette étrange fascination, encore renforcée quand elle a découvert qu'en plus des fleurs, les branches portent des fruits. Toutes sortes de fruits. Comme une offrande à qui veut les prendre. Séduite, elle a fait le tour pour voir s'il y avait moyen de l'escalader pour en cueillir un. C'est alors qu'elle a remarqué que le tronc n'était pas simple, mais la réunion de plusieurs étroitement soudés, chacun donnant naissance à une partie de la ramure, et aux fruits de nature et de saveur différentes. Comme si l'arbre s'était senti observé, a moins qu'il n'ait guetté son approche également, il a tendu vers elle ses branches basses ; entre les rameaux, des fruits à profusion. Elle a alors tendu la main et cueilli le premier, qu'elle a croqué avec envie, alors que le vent se lève, roulant comme le tonnerre, d'une voix devenue familière désormais...


Elle sort de sa rêverie, sentant encore le goût des lèvres de Marcus, les oreilles vibrant de la voix grondante de Gwynford... Elle ne peut s'empêcher de sourire. Elle sait que le majordome se fait du souci pour elle, et elle ressent une pointe de culpabilité à le mettre dans un tel état. Car si l'age de Marcus ne la dérange pas outre mesure, même comparé au sien, une partie d'elle est irrésistiblement attirée, non par qui ou ce qu'il est, mais par ce qu'il représente : une forme de transgression nouvelle et jouissive, que cette pointe de culpabilité vient encore renforcer, et que l'inquiétude que cela suscite ne fait qu'exacerber davantage. Bien que la partie la plus sage d'elle-même se morigène pour son comportement, elle est tout autant transportée par la valse des sentiments, souvent contradictoires, qui tourbillonnent dans son cœur, et souffle sur les braises d'une passion qu'elle accueillait sans en avoir pris, jusque-là, la mesure.


Un coup d’œil à la petite cascade au cœur du sablier. Fascinant spectacle de la matérialisation de ce qui n'est, d'ordinaire, qu'une sensation familière... Un peu comme le baiser qui serait la concrétisation d'une promesse ? Et les promesses n'engagent-elles pas que ceux ou celles qui les croient ? Gwynford a raison, bien sûr. Pas tant pour la vitesse avec laquelle tout cela est arrivé, elle qui privilégie la spontanéité n'y verrait pas d'objection, bien au contraire, mais c'est plutôt ... quelque chose dans le caractère total et entier de la chose. Peut-on réellement tomber amoureux aussi vite ? Certes, cela a un côté flatteur, mais justement ... Non. Non, en effet, aussi fortes que soient les sensations, intenses que soient les sentiments, la sagesse doit rester sa ligne de conduite, ou bien ... elle sent qu'elle risque d'en souffrir, et de faire souffrir son entourage par la même occasion. Et cela, elle s'y refuse.


Hochant la tête, elle pose à nouveau le regard sur le sablier. Étonnant, elle jurerait que la partie inférieure contient moins de sable qu'il y a quelques instants. Elle sait, depuis qu'elle a eu cette discussion avec ses parents concernant l'origine de son nom, que les états méditatifs, même légers, peuvent avoir des effets sur le temps ressenti. Mais elle n'a pas l'occasion de pousser plus avant sa réflexion sur le sujet, que déjà monte depuis le jardin la voix d'Oliver, qui l'appelle.


"Voilà, voilà, j'arrive, monsieur Dawkins !" lance-t-elle en réponse. Se servant de sa mine comme d'un marque-page, elle referme son journal qu'elle pose sur la petite commode qui lui sert principalement de table de chevet. Forte d'une résolution nouvelle, elle sourit, descend de son lit en effectuant une petite pirouette et franchit la porte en fredonnant une comptine.




C'est en s'inquiétant de ne pas voir arriver la jeune protégée de la Dame de Bellerive, après un quart d'heure d'attente, que le jardinier se sera enquis auprès du reste du personnel de maison de sa présence. Nul ne pouvant lui fournir de réponse précise ou positive, il se sera rendu jusqu'à sa chambre, pour constater, après avoir toqué deux fois, que celle-ci est vide. Fronçant les sourcils, il sera redescendu pour la chercher et, ne la trouvant pas, après une heure de recherche, aura pris la décision d'en informer la maitresse des lieux par l'intermédiaire de son majordome.